La laïcité en miroir (1985)

laicité miroir vignette

La publication en 1985 de cet ouvrage, une série d’entretiens menés par Guy Gauthier, advient dans un contexte difficile pour la Ligue, convaincue de « l’urgence » qu’il y a à repenser la laïcité après les évènements de 1984, comme l’annonce la préface de Michel Morineau.

L’ampleur des manifestations en faveur de l’enseignement privé au printemps 1984 et le rejet par l’opinion publique du projet de Service public unifié et laïque de l’éducation nationale – porté par la Ligue depuis le début des années 70, et finalement abandonné par François Mitterand – poussent la Ligue à opérer un « retour aux sources », en travaillant à une définition de la laïcité appliquée aux enjeux contemporains.

La Ligue s’interroge : la laïcité est-elle encore comprise par les citoyens, ou s’apparente-t-elle à une coquille vide, menacée par l’indifférence ou l’instrumentalisation ? Considérée comme acquise elle perd son caractère opératoire et trahit son esprit même. Ainsi, cette publication participe d’un vaste mouvement de débats au sein des fédérations mais aussi hors des mouvements associatifs, qui aboutira à la résolution Laïcité 2000 lors du congrès de Toulouse en 1989.

Nous vous proposons une présentation de ces entretiens auxquels vous pouvez accéder en cliquant sur les noms des débattants : 

Lucien Sève

Philosophe d’inspiration marxiste, Lucien Sève a été, dans les années 50, révoqué temporairement de son poste de professeur de philosophie, pour cause de « propagande marxiste-léniniste ». C’est à partir de cette expérience qu’il a élaboré la question qui débute son entretien avec Guy Gauthier : « Comment se comporter pour éveiller les élèves à la réflexion personnelle au lieu de chercher à former des disciples ? » Ce questionnement l’a poussé à mener des recherches sur la laïcité et à publier en 1956 L’École et la laïcité: anthologie commentée des grands textes laïques.

Dans cet entretien, Lucien Sève soulève un problème de vocabulaire :

« Le mot « laïque » porte à cette focalisation sur l’antithèse du laic au clerc . (…) D’où l’extrême importance qu’il y a à dégager le contenu vivace d’un mot historiquement daté »

« Qu’y a-t-il donc au fond même de l’idée laïque qui demeure aujourd’hui entièrement valide ? Je pense que c’est l’idée que tous les hommes ont vocation à être majeurs. »

Il revient donc sur l’histoire de la laïcité avant d’en problématiser les enjeux contemporains : «  Ecole, entreprise, médias : voilà plusieurs champs essentiels d’une démarche de réelle émancipation, d’une laïcisation dans l’esprit de notre temps ».

Il se prononce pour un « service public réellement démocratisé, décentralisé, désétatisé, trouvant sa cohérence dans l’intervention autogestionnaire des intéressés – individus et collectifs – à tous les niveaux de la réalité nationale ».

Guy Gauthier interroge le philosophe sur les lois Auroux, relatives au droit du travail – ce corpus de loi affirme le droit des travailleurs à agir en citoyens au sein de l’entreprise, favorise la représentativité syndicale, et l’implication des travailleurs en ce qui concerne leurs conditions de travail. Lucien Sève reconnaît qu’elles constituent un progrès social, tout en formulant une mise en garde : pour que ces lois aient un véritable impact, il faut s’employer à une laïcisation globale de la société, qui doit commencer par une transformation de l’école.

« L’exigence principale est de lier vraiment l’école à la vie, de l’ouvrir à des demandes et des inspirations très variées et mobiles, de repenser le contenu de l’enseignement en y intégrant les multiples apports populaires. Une décentralisation est à l’ordre du jour qui fasse large place à l’initiative des maîtres comme de toutes les parties prenantes de la formation : élèves, parents, collectivités territoriales et associatives… L’école doit réellement devenir l’affaire de tous, ce qui n’affaiblirait pas mais au contraire revaloriserait en profondeur la fonction enseignante. »

Edgar Morin

Le sociologue et philosophe, directeur de recherche au CNRS, considère avant tout la laïcité comme une démarche de lutte contre les doctrines et le dogmatisme, tout en relevant à son tour la difficulté d’en donner une définition normative :

«  La laïcité a un besoin, interne et externe, de démocratie pluraliste. Le jeu du pluralisme, c’est le jeu vital. Or le mot « laïcité » ne définit pas ce jeu pluraliste, le mot « démocratie » le définit mieux. Il faut redéfinir le mot de laïcité. Ce n’est pas un mot malade, c’est un mot devenu fantôme (…) Le vrai contenu du combat que mènent certains, comme la Ligue, n’est pas recouvert par le mot. Ce combat, c’est la continuation des Lumières, c’est la continuation d’un effort qui consiste à croire dans les vertus de la pédagogie, dans la vertu de la rationalité, dans les vertus de l’esprit critique . »

Guy Gauthier poursuit le dialogue en évoquant deux notions en crise qui étaient des piliers de la laïcité telle qu’elle a été fondée : la pensée scientifique, liée à l’influence du positivisme dans le contexte du combat anticlérical,  et « l’idée républicaine, inséparable d’une république une et indivisible » qui se heurte aux revendications de pluralisme culturel.

Pour Morin, philosophe de la pensée complexe, il faut remettre en jeu ce qui semblait le plus évident comme la rationalité et la scientificité, afin d’introduire à l’école des manières « d’apprendre à penser la complexité », notamment face aux problématiques de la diversité.

« Dans l’identité, il y a toujours un principe étranger, c’est pour cela que la logique sommaire du principe d’identité simple ne fonctionne pas. L’apprentissage de l’identité complexe, qui se vit d’abord en soi-même, devrait faire partie des fondements de l’éducation ». 

Claude Julien

Alors directeur du Monde Diplomatique, et bientôt président de la Ligue, Claude Julien insiste sur l’influence du néo-libéralisme sur toutes les sphères qui ont vocation à être éducatives.

Il dénonce les contradictions du libéralisme, remarquables dans les revendications  pour un enseignement privé ( l’école « libre » ) qui ne saurait se passer de larges subventions étatiques, tout en refusant d’appliquer des programmes laïques.

Il s’inquiète ensuite des dangers idéologiques et politiques qui naîtront de la privatisation des médias de télévision, ou encore des errances commerciales et racoleuses des entreprises de presse qui, bien que subventionnées par l’Etat, ne s’acquittent plus de leurs fonctions d’éducation populaire.

Pour lui, une laïcité appliquée se doit d’employer la raison afin de dialoguer avec d’autres systèmes de pensée.

« Notre héritage rationaliste, loin de s’élargir, a été appauvri par l’arrogance, la tendance à considérer que les autres formes de culture sont inférieures. C’est la conséquence d’un eurocentrisme qui a voulu faire des blancs les seuls maîtres. Kipling célébrait le « fardeau de l’homme blanc », et la République exaltait la « mission civilisatrice de la France ». Les expéditions coloniales ont été justifiées et entreprises par la République laïque. Comment corriger cela ? »

« La laïcité ? Pour moi, elle se définit d’abord par une haute exigence intellectuelle, contre les courants de pensée à la mode ; par une modestie sans laquelle il est impossible de respecter ceux qui sont différents ; par la passion de servir les autres, sans laquelle il n’y a pas de société possible. »

Période : 1981-2002 : Le retour aux sources
Térritoire : France